Aujourd’hui, nous allons nous pencher sur le paradoxe de la fiction (ou paradoxe de la réponse émotionnelle à la fiction, pour les pointilleux), et j’aime autant vous dire, ça va ressembler à un article sérieux. Ce paradoxe s’expose d’une manière assez simple : pourquoi sommes-nous émus par le sort de personnages que nous savons être fictifs ? Pourquoi pleurer de vraies larmes quand coule du faux sang ?
Plusieurs pistes furent proposées par des gens très sérieux – et si ça vous intéresse, je vous renvoie par exemple vers ce très long, très anglophone et plutôt ennuyeux document The Paradox of Fiction and the Ethics of Empathy: Reconceiving Dickens’s Realism. S’il y a deux idées à en retenir, elles pourraient être celles-ci :
- nous ressentons de l’empathie dans la vie pour pouvoir apporter une réponse éthique, une aide, aux malheurs des autres ;
- mais dans la fiction, nous ne pouvons jamais apporter cette aide.
Dans le vrai monde de la réalité véritable, compatir au sort d’un miséreux dans la rue et lui tendre une pièce est une réaction logique, propice à la survie, etc. etc. ; mais compatir au sort d’un miséreux que Dickens nous décrit n’a pas grand intérêt, parce que ledit miséreux, en plus d’être miséreux, il appartient aussi à un autre plan de réalité, alors ça ne va pas être facile de lui filer un peu d’argent pour l’aider à tenir un jour de plus.
Du point de vue du lecteur, certaines théories veulent que la réaction émotionnelle à une œuvre de fiction soit synecdochique : nous prenons la partie pour le tout. Ce n’est pas l’orphelin fictif que je pleure chez Dickens, c’est tous les orphelins, c’est la misère sociale qu’ils représentent, dans le livre comme dans le réel, et de mon expérience émotionnelle lors de la lecture j’en tirerai une leçon de vie générale. Voilà pourquoi des œuvres comme celles de Dickens ou Zola, dépeignant les travers de la société, furent efficaces pour émouvoir et pour bouleverser les mœurs.
Mais parlons des auteurs. Si nous sommes capables de souffrir pour un personnage fictif, cela fait-il de l’écrivain un tortionnaire ? Tout scribouillard a connu un jour ou l’autre ce moment où il se mord les lèvres alors qu’il est en train d’écrire une scène dans laquelle son héros se fait rouer de coups, voit sa famille périr sous ses yeux, ou [insérer ici votre plus grande phobie]. Est-ce que pour autant on peut dire que l’auteur est un gros psychopathe ?
Qui est donc l’auteur parmi ces deux sympathiques allégories ?
Je n’en ai aucune idée, mais je vais quand même répondre « non » pour éviter de voir Interpol débarquer chez moi. Aussi, en vrai, j’ai un raisonnement un chouïa plus développé que ça.
Il ne faut pas perdre de vue que l’auteur est un personnage double : il est autant le spectateur de son œuvre que son créateur, et si le premier peut s’émouvoir de ce qui arrive au héros, le second garde le recul nécessaire pour faire fonctionner la machine. Vous vous souvenez de la suspension volontaire de l’incrédulité ? Eh bien je crois que l’auteur en joue : il peut reprendre le recul dont il a besoin, se rappeller que c’est une fiction qu’il a sous les yeux. L’auteur sait que la souffrance qu’il inflige n’est pas plus véritable que le bonheur qu’il offre à ses personnages – et c’est justement cette liberté dans la construction de l’histoire qui lui rappelle peut-être que l’épopée n’est pas réelle.
Alors, s’il a le choix, pourquoi l’auteur choisit la voie de la douleur plutôt que celle des pâquerettes ? Pourquoi tout ce sang, ces ruptures, et ces extra-terrestres ninjas dévoreurs de cerveaux qui poursuivent le héros ? Je crois qu’on peut dire que l’auteur est coupable mais pas responsable. Il ne fait qu’obéir au lectorat. Car le lecteur veut voir le héros souffrir, il veut le voir patauger dans la fange, perdre ses amis, se faire trépaner par les extra-terrestres ninjas et s’en sortir de justesse. Parce qu’aucune bonne histoire n’a comme deuxième acte « et là, en fait, tout va comme sur des roulettes ».
Mais ça, que le lecteur veuille le bien-être du héros tout en lui mettant le maximum de bâtons dans les roues, c’est un autre paradoxe, et ça sera donc pour un autre article :-)
Je vous laisse donc avec l’auteur du jour, Geoff Trebs (dinmoney sur deviantart) et sa chouette ninja – et si vous avez des commentaires intelligents, allez-y, c’est pas comme si j’avais réellement potassé mon sujet.