Comme ce titre l’indique si subtilement, je vais vous parler de la dichotomie entre les architectes et les jardiniers. Je vous livre tout de suite la conclusion : si vous voulez bâtir une jolie maison, mieux vaut savoir dresser des plans et arroser les fleurs.
Commençons par un petit rappel sur le débat. Si vous avez vécu dans une grotte ces dernières années, vous aurez plutôt entendu les termes « structuraux » et « scripturaux » ; si vous avez vécu de l’autre côté de l’Atlantique, vous aurez entendu « plotters » et « pantsers ». Et si vous avez vécu coupé du monde ces dernières décennies, voici un récapitulatif succinct :
- l’architecte est celui qui, avant d’écrire le premier mot de son récit, connaîtra déjà toute l’intrigue et l’univers sur le bout des doigts ;
- le jardinier, à l’inverse, est celui qui y va la fleur au fusil, se pose devant son clavier avec une brève idée du début de son histoire et laisse l’inspiration le guider tout le long.
Comme je suis un type rigoureux, je vous recopie la citation de G.R.R. Martin qui a relancé ce débat ancestral avec ces termes précis (a-t-il inventé ces mots ? ça je n’en sais rien, je suis rigoureux mais pas trop quand même, et ce n’est pas le sujet de l’article) :
There are many different kinds of writers, I like to use the analogy of architects and gardeners. There are some writers who are architects, and they plan everything, they blueprint everything, and they know before the drive the first nail into the first board what the house is going to look like and where all the closets are going to be, where the plumbing is going to run, and everything is figured out on the blueprints before they actually begin any work whatsoever. And then there are gardeners who dig a little hole and drop a seed in and water it with their blood and see what comes up, and sort of shape it. They sort of know what seed they’ve planted — whether it’s an oak or an elm, or a horror story or a science fiction story, but they don’t how big it’s going to be, or what shape it’s going to take. I am much more a gardener than an architect. (G.R.R. Martin, audio Interview with Geekson in Episode 54, 4 August 2006)
Après, chaque écrivain se situe entre les deux extrêmes, et parfois à des endroits différents selon la facette abordée. Un auteur peut très bien tracer les plans entiers des villes de son univers, décrire les quartiers, les factions politiques, les enjeux économiques, et ensuite placer son héros dans sa chambre, le secouer pour qu’il se réveille, et découvrir en même temps que lui ce qui va se passer. À l’inverse, un autre écrivain pourra avoir une idée très précise de son histoire et de ses nombreux twists, mais rester très vague sur le monde autour tant qu’il n’aura pas le besoin de le décrire.
Le consensus traditionnel veut que les deux solutions se valent. L’un a pour lui une structure rigoureuse, l’autre une inspiration sans frein. Pour être très franc, c’est pour moi un foutage de gueule éhonté : le seul gagnant est l’auteur qui sait être les deux.
Le jardinier absolu va avoir des idées débordantes. C’est bien. C’est aussi comme ça qu’on se retrouve avec une histoire qui se termine de manière incohérente parce qu’il a bien fallu tout faire tenir ensemble à la fin, qu’on a des deus ex machina ni vu ni connu, ou qu’on ressent un manque cruel de profondeur dans le background. L’architecte absolu aura une histoire aux rouages bien huilés. C’est bien. C’est aussi comme ça qu’on se retrouve avec une histoire très réaliste, très crédible, et très, très, très chiante, sans aucune surprise, sans aucune magie, mais bourrée de clichés.
Des gens intelligents ont proposé une chouette solution : il faut être jardinier puis architecte. Je vous invite par exemple à voir cette conférence de John Cleese sur la créativité, où il parle à 6’30 des modes de pensée ouvert et fermé qui sont nécessaires l’un après l’autre. En plus, c’est rigolo.
Bref.
Je suis persuadé qu’un bon auteur ne peut pas être que jardinier ou qu’architecte, et ce pour une raison très simple : ces deux manières de travailler ne correspondent pas aux mêmes étapes de l’écriture. Le jardinage sert à faire pousser, à faire grandir un embryon d’idée ; l’architecture, quant à elle, concerne la manière de traiter ladite idée, pas de la trouver. La structure vous aidera à garantir dans votre synopsis une diversité des scènes, une rythmique dans l’intrigue ou une cohérence du scénario. Mais c’est l’imagination en amont qui vous permettra de raconter l’histoire originale et folle d’un singe spatial qui doit rendre un devoir de chimie de l’autre côté de Bételgeuse avant midi, sans quoi la forêt de sa planète natale se transformera en saules-pleureurs zombies.
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Alors, ami architecte, avant de faire ton synopsis, lève-toi, respire, et laisse vagabonder tes pensées un peu, histoire de voir si tu peux aller plus loin. Et toi, ami jardinier, ne te jette pas sur la feuille blanche dès ton idée en tête ; laisse la mûrir, étudie-la, examine-la pour voir si elle sait tenir debout, marcher, et tenir la distance sur les cinquante pages qui vont suivre.
Ou alors, continuez à décrier le camp adverse. Jetez vos parpaings dans les rosiers et déversez votre terreau dans les bétonnières. C’est vous qui voyez, moi je m’en fous :-)
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L’artiste du jour s’appelle Indrė Bankauskaitė, nous vient de Lituanie, et fait des illustrations d’une rare qualité – en plus, y’en a plein.
Francis Ash
juin 16, 2014 at 5:48Je constate avec plaisir que, sorti du restaurant, tu redeviens lucide ;)
Ton analyse est juste, on ne peut être tout l’un ou tout l’autre, mais chacun de nous aura ses forces et ses faiblesses. Heureusement que Jardiniers et Architectes parviennent à s’entendre et travailler ensemble, s’entraider et se compléter.
Xavier
juin 16, 2014 at 8:06Je maintiens ce que je dis ici, hein : pour faire un bon texte, /que/ du jardinage ne peut pas suffire à mon avis. Après, évidemment, tout dépend du texte en question : une nouvelle n’a pas les mêmes exigences de solidité d’intrigue qu’un long roman, genre.
Bon, je dis ça parce que je connais tes ongles noirs de terreau, hein, vil fleuriste, mais après y avoir réfléchi, je tiens aussi le discours que /que/ de l’architecture ne peut pas non plus marcher. Plein de fois, je me suis retrouvé à tracer mon syno étape par étape, le relire une fois terminé et me dire « bon, ça tient la route, mais qu’est-ce que c’est chiant » ;)
Zartampion
juin 16, 2014 at 5:57Et une jardinière c’est quoi alors ?
Xavier
juin 16, 2014 at 7:43Une unité de mesure des balcons, pardi, tu le sais bien !
solange
juin 16, 2014 at 7:39Intéressant cet article, j’en avais déjà entendu parler mais jamais en ces termes. Ceci étant, un homme rigoureux nous aurait donné une traduction traduite parce que ça fait plus travaillé qu’un copier-coller. Et puis surtout parce que moi l’anglais…
Enfin bref pour manuscrit n°1 j’étais une jardinière, pour n°2 je suis plutôt architecte, je me cherche encore en quelques sorte ;)
Et puis si t’as le temps et des choses intéressantes à en dire, un article sur ce fameux deus ex-machina ça m’aiderais à comprendre pourquoi tout le monde en parle et qu’est ce que ça veut dire!
Bises
Xavier
juin 16, 2014 at 8:03« Deus ex machina » est une expression qui vient du théâtre antique, où la machinerie (les cordes, les trappes, etc.) permettait de faire soudain apparaître une divinité sur scène et qui, souvent, résolvait l’intrigue de manière brutale. En littérature, faire un deus ex machina, c’est résoudre l’histoire par une pirouette venue de nulle part.
C’est presque toujours considéré comme une facilité scénaristique et passe donc pour une faiblesse à éviter : ton lecteur aura en bouche un goût de « nan mais c’est quoi cette résolution à deux sous » :-P
Tu peux en savoir plus sur Wikipedia si tu veux : http://fr.wikipedia.org/wiki/Deus_ex_machina
solange
juin 16, 2014 at 7:40Une citation traduite pardon ;)
Xavier
juin 16, 2014 at 7:59Rien que pour toi, voici la traduction :
« Il y a plusieurs genres d’écrivains. J’aime utiliser l’analogie des architectes et des jardiniers. Certains auteurs sont des architectes, ils planifient tout, il tracent des schémas pour n’importe quoi et savent avant même de planter le premier clou de la première planche à quoi ressemblera la maison entière, où seront les placards, ou où circulera la plomberie : tout est déjà décidé avant qu’ils écrivent la première ligne. Et il y a les jardiniers, qui creusent un petit trou, y plantent une graine et l’arrosent de leur sang, puis ils voient ce qui en sortira. Ils savent quelle graine ils ont semé – si c’est un chêne ou un orme, une histoire d’horreur ou de science-fiction – mais ils ignorent jusqu’où elle poussera, ou bien la forme qu’elle prendra. Je suis plutôt un jardinier qu’un architecte. »